24 avril 2020
L’architecte des visages, des corps et des espaces
Une exposition d’art pour le cinéma (presque) oublié d’Eisenstein
Le Centre Pompidou-Metz propose de réactiver la pensée plastique du cinéaste russe, grand amateur d’art, théoricien du cinéma envisagé comme synthèse des arts, et l’inventeur du concept cinématographique de « montage d’attractions ». Ces dernières années, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein n’était plus incontournable dans les cercles de la cinéphilie et complètement ignoré par le grand public. A Metz, l’exposition monographique, cinématographique, plastique et spatiale, permet de réhabiliter une production artistique protéiforme sous le regard d’œuvres historiques et Modernes, choisies avec pertinence. Le montage, basé sur des chocs visuels si cher au cinéaste, a servi de programme pour gérer l’accrochage des œuvres de l’auteur d’Ivan le terrible (1945), et de leurs mises en relation avec celles choisies comme corpus de références par les commissaires.
Le « montage d’attractions » d’Eisenstein et l’« Image-Mouvement » de Deleuze
Eisenstein aura toujours revendiqué le montage comme essence même du cinéma. Un montage forgé sur de multiples ruptures basées sur la « dialectique » entre le « pathétique » et « l’organique », entendre entre des coups de poing visuels et de purs moments de contemplation. Des notions compliquées égrènent sa théorie du cinéma. Celle de « montage d’attractions » mérite une interprétation. Gilles Deleuze en livre une puissante qui lui permet de renforcer son concept d’« Image-Mouvement ».
Les lectrices et lecteurs du philosophe du désir se souviennent certainement des pages sur le montage, dans son premier opus (1) sur sa philosophie du mouvement et du temps, à partir du cinéma. Dans le chapitre III, il analyse et met en perspective les différents registres du montage dans le cinématographe des années 1920-30. La « tendance organique » américaine de Griffith côtoie la « quantitative » de l’école française de Gance, à celle dite « intensive » des expressionnistes allemands, et celle plus « dialectique » des soviétiques. Ensuite Gilles Deleuze nous parle du concept de « montage d’attractions » du cinéaste russe. Il pense à juste titre « que les ‘attractions’ consistent tantôt en représentations théâtrales ou de cirque (la fête rouge d’Ivan), tantôt en représentations plastiques (les statues et sculptures dans Potemkine et surtout dans Octobre) qui viennent prolonger ou relayer l’image ». Il voit ces attractions comme des moments de rupture au service de « l’instant toujours bondissant » si important dans la narration visuelle chez Eisenstein. Les nombreux gros plans (la dimension « pathétique ») forment pour Deleuze ces instants bondissants. Ils sont encadrés par des plans moyens qui les préparent. Des plans larges de paysages (la dimension « organique ») viennent s’intercaler comme des pauses musicales entre deux moments forts. En d’autres termes, le gros plan correspond à l’« image-affection » cher à Deleuze, le plan moyen se réfère à son « image-action » et le plan large à l’« image-perception ». Ces trois genres d’images forment donc pour le philosophe l’« image-mouvement » : la quintessence du cinéma (muet) de l’entre deux guerres. Nous pouvons dire avec Gilles Deleuze que Sergueï M. Eisenstein joue à plein régime avec ces trois registres d’images dans ses huit films. Eisenstein est bien un architecte des visages, des corps et des espaces. Au Centre Pompidou-Metz, vous pouvez vous en convaincre en visionnant toute son œuvre cinématographique dans un auditorium adjacent à l’espace d’accrochage.
Dans le catalogue de l’exposition (2), Antonio Somaini - professeur en études cinématographiques à la Sorbonne - évoque un projet de livre de l’auteur de La Grève (1924) autour de la notion de montage. Dans l’extrait ci-dessous, Somaini ne dit pas autre chose que Deleuze quant à l’utilisation de plans avec différentes échelles au service de l’action, des sentiments et des décors. Il nous parle aussi du montage comme domaine non réservé au cinématographe. « (…) Ce projet est une fois de plus centré sur la question de l’efficacité du montage, de sa capacité à agir sur le corps, les émotions et la pensée du spectateur. Eisenstein y formule l’idée que l’essence du montage réside dans l’opération qui produit une « image » (obraz) synthétique, globale, efficace, dotée d’une forte puissance cognitive et émotionnelle, à partir de plusieurs « représentations » (izobrajéniïé ) hétérogènes, partielles et fragmentaires. Une telle opération de montage peut s’effectuer non seulement dans le domaine du cinéma mais aussi dans ceux du dessin, de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, du théâtre, de la musique, de la littérature, de la poésie, ainsi que dans le domaine des rites religieux tels que les chemins de croix ou les exercices spirituels. Lorsqu’une composition réussit à produire de telles unités synthétiques d’ordre supérieur à la simple somme des parties la constituant, alors, explique Eisenstein, elle fait preuve d’« imagicité » (obraznost). »
Des œuvres à la hauteur
Avec une certaine ténacité, les deux commissaires - Ada Ackerman (CNRS) et Philippe-Alain Michaud (MNAM) - ont réuni un ensemble de pièces issues de Russie, du Louvre, d’Orsay et d’autres grands musées. Le bénéfice de cette collecte permet aux curateurs de rendre palpable les relations évidentes entre certaines peintures, sculptures, gravures, affiches, etc., et certaines séquences de films du réalisateur d’Octobre (1927). Le cinéphile amateur d’art peut contempler L’Eternel printemps de Rodin (1884), sculpture présente dans une des scènes les moins connues du film créé en l’honneur des dix ans de la Révolution d’Octobre 1917. La liste est longue mais impossible de ne pas souligner l’excellent rapproché entre Les Prisons imaginaires (1745-50) de Piranèse et leur actualisation dans La Grève (1924). Sur une cimaise, quatre estampes de l’architecte italien entourent un petit écran où tourne en boucle la scène de la répression sanglante de l’armée tsariste vis-à-vis des ouvriers. Les cavaliers du Tsar se déplacent sur des coursives, poursuivent des habitants affolés dans les escaliers de leurs vétustes logements. De savants jeux d’ombres et de lumières renforcent la dramaturgie des visages apeurés (une forme du « pathétique ») et renvoient indéniablement aux vues architecturales souterraines de Piranesi. Il serait vraiment trop long de citer toutes les correspondances entre les films du metteur en scène de Riga et l’histoire de l’art en générale, c’est en grande partie la réussite de l’exposition messine. Un dernier rapprochement plastique dès plus pertinent permet d’admirer plusieurs xylographies, dont A vingt ans (1894), de l’anarchiste bourgeois Félix Vallotton en écho à la fameuse boucherie par les Cosaques, de la foule descendant l’escalier dans Le Cuirassé Potemkine (1925). Lecteur du journal satirique L’Assiette au beurre, dans lequel participait Vallotton, Eisentein dessina en 1919 Finish. A Story from 1905. Some drawings in queer M. vallotton’s manner. Nous y voyons un prêtre donner l’onction à l’armée en marche vers un massacre de plus. Tout le talent de caricaturiste du cinéaste est à l’œuvre. Ce dessin peut être vu comme un pré story-board de ce qui constitue la scène la plus connue du cinéma d’Eisenstein (rappelons-nous le bébé dans le landau qui dégringole l’escalier). A la différence de l’exposition nantaise sur Charlie Chaplin et les arts qui se perd en privilégiant un espace central ludique pour les enfants au détriment des œuvres d’artistes inspirés par Charlot, au Centre Pompidou-Metz l’herméneutique est de mise, ce qui est la moindre des choses pour un musée. Ici, la scénographie est au service de l’art, pas du divertissement !
Une scénographie inspirée
Dans un texte sur l’exposition d’expositions de scénographies radicales historiques - « Art on Display » (Calouste Gulbenkian Museum, Lisbonne, jusqu’au 2 mars 2020), à paraître dans la prochaine version papier d’art press (#475, mars 2020), je finissais avec une certaine déception quant aux propositions d’accrochages des œuvres dans de trop nombreux lieux de diffusion actuels. La scénographie de Jean-Julien Simonot me contredit. Architecte DPLG, dans l’exposition messine, il a su relever le défi de traduire, sans trop illustrer, l’idée de montage architecture d’Eisenstein (3). Avec la complicité des deux commissaires, il a mis en place une grande structure en tubes métalliques (style échafaudage) habillée de panneaux de médiums servants de cimaise, de supports pour vidéoprojecteurs, ou d’écrans. Dans un décor constructiviste assumé (4), l’articulation entre œuvres physiques et filmiques est fluide. Le parcours offre aux visiteurs des « instants bondissants ». Le plus significatif se situe à peu près au milieu de l’espace d’exposition. Simonot y dresse une espèce de tour en référence au projet fou et inabouti de « Glass House » d’Eisenstein. Au rez-de-chaussée, une série de dessins préparatoires à ce projet de tour transparente se mélange avec d’autres plans, coupes, façades et perspectives de projets imaginés par l’avant-garde architecturale internationale. Surtout composés de russes et d’allemands, cette avant-garde rêvait d’une architecture de verre au service des peuples et voyait dans cette « Chaîne de verre » (cf à Paul Scheerbart et Bruno Taut) une cristallisation du collectivisme égalitaire. A l’étage, nous retrouvons la structure tubulaire en trois dimensions. Cette dernière devient dispositif de diffusion d’extraits du film Le Cuirassé Potemkine par la mise en place d’écrans et de miroirs sur certains intervalles de la structure tubulaire devenue grille 3D. Elle sert aussi de tour d’observation pour embrasser toute la scénographie.
L’image comme lieu opère aussi à l’entrée/sortie de l’exposition mais dans une autre dimension. Trois vidéoprojecteurs diffusent trois extraits de films côte à côte. Le visiteur rentre littéralement dans le cinéma de Sergueï Eisenstein. La « collision », autre notion chérie par l’artiste, est présente dans les onze espaces réservés au cinéaste à la croisée des arts, rendue possible par un œil extatique. Vive l’extase artistique !
Christophe Le Gac
(1) Gilles Deleuze, Cinéma – I. L’Image-Mouvement, Minuit, coll. « Critique », 1983.
(2) Antonio Somaini, « Pouvoir des images et efficacité du montage », in Sergueï Eisenstein, l’œil extatique, Ada Ackerman (dir.), Centre Pompidou-Metz, 2019.
(3) Exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes, Musée d’arts de Nantes, jusqu’au 3 février 2020.
(4) Mettre l’œil au travail, intellectuel et sensible, en soignant les raccords entre les points de vue du spectateur, les espaces d’exposition et les œuvres accrochées, le tout comme un découpage filmique.
(5) On pense beaucoup à la scénographie d’El Lissitzky pour la salle consacrée aux Russes dans l’exposition Film und Foto (Stuttgart, 1929). Une vue photographique de cette salle est reproduite dans le catalogue précité (page 43).
(2) Antonio Somaini, « Pouvoir des images et efficacité du montage », in Sergueï Eisenstein, l’œil extatique, Ada Ackerman (dir.), Centre Pompidou-Metz, 2019.
(3) Exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes, Musée d’arts de Nantes, jusqu’au 3 février 2020.
(4) Mettre l’œil au travail, intellectuel et sensible, en soignant les raccords entre les points de vue du spectateur, les espaces d’exposition et les œuvres accrochées, le tout comme un découpage filmique.
(5) On pense beaucoup à la scénographie d’El Lissitzky pour la salle consacrée aux Russes dans l’exposition Film und Foto (Stuttgart, 1929). Une vue photographique de cette salle est reproduite dans le catalogue précité (page 43).