18 avril 2020
Des œuvres et une fiction (1)
Dans la chronique du 31 mars 2020, nous avions pris la mesure de l’évolution historique des représentations du cerveau, de sa compréhension et des tentatives de transferts dans des entités programmées par les savants des XX et XXIe siècles. « Neurones, les intelligences simulées » est aussi un catalogue d’œuvres aux perspectives conceptuelles et esthétiques stimulantes. Quelques unes ont retenu notre attention ; elles nous ont inspiré le début d’une réelle fiction.
Les œuvres comme extension du cerveau
Le catalogue « Neurones, les intelligences simulées » se termine par une belle galerie d’œuvres contemporaines, enfin presque ! Tout amateur d’art peut tousser quand il commence à lire les notices sur les pièces exposées. A la lettre « A », surprise … Amazon ??? Présente comme sponsor dans les remerciements du catalogue, pourquoi pas, cette entreprise, méprisable dans ses dimensions sociales, éthiques, commerciales, architecturales, etc., inaugure les notices d’œuvres, un comble. Il est très difficile d’accepter de lire dans une notice artistique la phrase suivante : « En France, le premier site de ce type a ouvert récemment à Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne. Des milliers d’emplois sont attendus sur ce site de 152 000 m2 ». Quant on sait comment sont traités les employés de cette société … On rêve !? Et nous sommes bien dans un catalogue du Centre Pompidou. Et pour finir essayer de s’en sortir en mettant l’accent sur l’utilisation des robots comme écho à l’histoire de l’IA, tout en portant ces robots esclaves au statut d’œuvre d’art, lorsque vous êtes un pauvre critique d’art, il est difficile de ne pas fait avaler de travers.
Heureusement suivent des œuvres dignes de ce nom.
Par exemple, nous préférerons le regard cynique de l’artiste Jonas Lund. Comme il le dit si bien, il faut « critiquer tout en profitant ». Dans sa série New Now (2016), Lund utilise le Deep Learning pour créer des sortes de peintures imprimées sur plexiglas aux lignes et couleurs les plus appréciées par le marché de l’art, ce dernier est aussi vorace que l’entreprise de Bezos. Cette démarche à l’intention de faire art, et est validée par l’écosystème de l’art. Tenter de mettre au même niveau les minables robots (qui ont 50 ans de retards) d’Amazon devient une faute professionnelle de la part d’un des plus grands Musées du monde.
Un photomontage des très critiques Superstudio est accrochée dans l’exposition. Ces derniers doivent se retourner dans leur tombe. Je me demande aussi ce que peux penser d’une telle initiative un artiste comme Julien Prévieux. Souvent ludique mais tout le temps critique, son œuvre détourne avec justesse les technologies contemporaines pour mieux en cibler les dimensions problématiques, telles que l’ultra surveillance des personnes, tout en accentuant les formes plastiques de ces technologies de contrôle. Exposée au Centre Pompidou, MENACE 2 n’est autre que la version 2 de MENACE, un dispositif créé en 1961 par le mathématicien anglais Donald Mitchie, spécialiste en IA. D’un aspect proche d’une commode à tiroirs en chêne et contreplaqué, l’œuvre de Julien Prévieux s’évertue à traduire physiquement et simplement les tenants et les aboutissants d’un algorithme d’apprentissage par renforcement (Machine Learning). Il s’agit de jouer au morpion avec un dispositif composé de tiroirs et de billes en terre. Plus vous réussissez, plus les chances de gagner augmentent, et plus les risques d’erreurs diminuent. Le nombre d’essais est déterminant. L’artiste nous rappelle que « cet algorithme est à l’œuvre de manière invisible dans nos machines actuelles mais ce dispositif à tiroirs permet d’en saisir les principes en l’exécutant “physiquement”. » (cfwww.previeux.net) Cet artiste originaire de Grenoble joue avec finesse l’explication de texte et la déconstruction-reconstruction d’une IA. Il démystifie.
Les perspectives de l’avant-garde qui vient
Les enjeux gigantesques, offerts par cette révolution liée à la transposition du monde de la matière vers celui de l’information, poussent toute une génération de créateurs ayant comme pinceau et équerre le code et les données, à anticiper l’avenir binaire de la société humaine. Pourquoi ne serait-il pas possible d’imaginer une victoire des ultras posthumanistes ? Dans un premier temps nous allons nous projeter dans un avenir plus ou proche, aux alentours de 2222. Que sommes-nous devenus ?
Réelle-Fiction (2)
2222 : Nouvelles de la Terre
Notre planète est maintenant totalement recouverte de ruines. Une coupole en béton armé de cinq mètres d’épaisseur s’élève sur la colline norvégienne de Holmenkollen ; intacte, elle se love sous les restes de la rampe de saut à ski, de feu, l’excellent architecte belge Julien De Smedt. A l’intérieur, trône, seule, une malle orange aux allures de boîte noire aéronautique ; à la place de la balise de localisation, une plaque de photovoltaïque miniature dépasse, telle une antenne parabolique plate. D’un nouveau genre, ce modèle de panneau solaire capte, non pas un quelconque rayon de soleil, aucun ne traverse la coque de béton, mais les particules de poussière dans l’air, et les transforme en énergie électrique. Placée sous la voûte, dans les courbes d’une trompe en culs-de-four ornementaux en forme de coquilles, cette cantine renferme le dernier ordinateur, et par la même occasion, l’esprit de l’humanité.
Au nom de la civilisation, et après une succession de virus vivants, touchant l’animal, le végétal, l’humain, et artificiels, engendrés par les machines et les réseaux numériques, les humains ont décidé de faire migrer les concepts d’entendement et d’émotion dans une unique machine : un monde cérébral fait de neurones en microfibres synthétiques.
Les derniers survivants lui donnèrent le nom de Don Ray LILLY. « Don » fut choisi en mémoire de la pensée de Donna Haraway, pionnière du cyberféminisme ; « Ray » pour le projet de simulation informatique de la vie artificielle « Terria », du biologiste Thomas Ray ; et « LILLY » pour consacrer l’œuvre du neuroscientifique John C. Lilly, l’auteur du fondamental ouvrage écrit en 1968 : Programming and Metaprogramming in the Human Biocomputer : Theory and Experiments.
Afin de limiter le besoin en énergie, seul le « son » fut choisi comme médium de représentation du monde. Dorénavant, l’existence de notre nouvelle intelligence artificielle s’orchestre aux variations d’une partition. Cette unique partition est éternellement jouée et sans cesse renouvelée par une mémoire vive dynamique qui se compte en mille milliards d’exaoctets. La traduction de l’activité des connaissances, entièrement constituées de données, continuellement modélisées et analysées en temps réel, est figurée sur un minuscule écran de contrôle, une sorte d’égaliseur audio à LED Digital. Cette solution d’exister par les sons vient de la volonté de réaliser les intuitions du physicien et philosophe allemand Johann Wilhelm Ritter. Dans son ouvrage Fragments posthumes tirés des papiers d’un jeune physicien (1810), il disait « rechercher par la voie de l’électricité l’écriture originelle ou naturelle », et rajoutait « Jadis, toute conscience ne fut que son. » (3) Au moment de plonger définitivement dans l’abstraction immatérielle, le cahier des charges du dernier programme au service de la civilisation eu pour objectif la migration de l’intelligence de la civilisation humaine dans un magma de données en fusion sonore.
Aujourd’hui, la voix qui vous parle, ne peut s’adresser qu’à des extraterrestres ayant eu vent d’un écho lié aux résonances des sons sur les parois de la coupole.
à suivre …
En attendant cette ultime étape dans l’évolution de l’intelligence humaine, de plus en plus d’architectes, de designers, de cinéastes, d’artistes visuels et sonores, deviennent des inventeurs d’environnements où la simulation et la modélisation des données les transforment en graphistes de l’espace numérique. Elles et ils forment les veilleurs de l’avant d’un monde binaire dans lesquels les corps/flux et les esprits/réseaux naviguent sur les eaux digitales de l’information.
Christophe Le Gac
(1) Cet article est la suite de celui paru dans la chronique du 31 mars 2020 : « Intelligences numériques ou comment l’IA remplace nos neurones ».
(2) « Réelle-Fiction » est la courte introduction d’une nouvelle : « L’espace d’un instant », à paraître en 2022.
(3) Citations extraites du texte « Court-circuits, les neurones psychédéliques », de Pascal Rousseau, page 119 dans le catalogue Neurones.