18 avril 2020
Comment l’IA remplace-t-elle notre cerveau ?
©Neurones, les intelligences simulées, collection Mutations/Créations, éditions HYX, 2020, Orléans.
Dans le cadre du Festival Mutations / Créations 4, une exposition pluridisciplinaire, intitulée « Neurones, les intelligences simulées », se tenait dans les espaces de la Galerie 4, au niveau 1 du Centre Pompidou Paris. Elle a fermé pour cause de pandémie. Nous vous en proposons une visite via le déchiffrage de son catalogue éponyme.

Partie 1 : Histoires et représentations du cerveau
Contexte
De nombreuses questions se posent à l’heure où le géant de la Silicon Valley - Google - investit des milliards dans la recherche dédiée aux Intelligences Artificielles (IA). Directeur de l’ingénierie chez l’ogre GAFAM, Raymond C. Kurzweil s ‘y attelle avec vigueur et croyance. Selon-lui, le développement techno numérique permettra de résoudre les problèmes climatiques et tout autre impact de l’humain sur son environnement. Son concept de « singularité technologique » autorise les rêves les plus fous. En premier lieu, la migration d’un cerveau organique humain dans une machine serait pour bientôt (2045). En attendant cette date, explorons l’histoire des « intelligences simulées ».
A défaut de pouvoir visiter l’exposition parisienne, vous pouvez vous procurer le catalogue chez les éditions HYX ; quelques extraits sont consultables sur le site de l’éditeur orléanais. Cet ouvrage est dès plus instructif. Et comme on dit : Les expositions passent … les livres restent. En voici une brève lecture !
 ©Neurones, les intelligences simulées, collection Mutations/Créations, éditions HYX, 2020, Orléans.
L’objet cerveau
Dans la préface du catalogue, ces quelques mots résument bien les intentions de l’exposition : « Représenter l’intelligence, modéliser la cognition humaine, la répliquer et l’étendre. » Hugues Vinet, le directeur de l’innovation à l’IRCAM (associé à l’événement) rajoute cela : « Nous avons une compréhension encore limitée des représentations du monde propres aux réseaux profonds. » Toutes ces paroles sonnent comme un programme pour un équipement public « virtuel » à penser et dessiner par les futur.es architectes 5.0.
Le découpage et le graphisme du catalogue Neurones, les intelligences simulées permettent de mettre en évidence, avec un certain brio, l’importance de l’évolution de la représentation du cerveau. Cette architecture du livre renforce l’hypothèse de départ de toute cette entreprise, à savoir, montrer les parentés entre les représentations du cerveau depuis le quattrocento et celles menées par nos chercheurs en sciences, en art et en architecture, depuis environ la Tête avec cellules de ventricules de Ibn Sina, dit Avicenne (circa 1347).
Dans cet ouvrage, trois grands axiomes - L’intelligence des jeux, le cyber-zoo, les arbres - sont développés afin de nous aider à comprendre notre cerveau, nos neurones, et pourquoi et comment l’humain s’essaie à en recréer des versions computationnelles regroupées sous le concept d’Intelligence Artificielle (IA). Tout un appareil critique est mis en place. Composé d’essais, de graphes (tableaux chronologiques des évolutions technologiques à partir du cerveau et de l’IA) et de notices sur les œuvres sélectionnées, ce dispositif permet d’explorer le basculement de notre monde physique - basé sur la matière, l’énergie et les ondes - dans un nouveau monde, celui de l’information, qui repose sur des machines, des réseaux, des données et des algorithmes (1). Les trois axiomes précités s’évertuent à traduire le changement de schéma mental opéré par ce nouveau paradigme.
Au travers l’histoire du cerveau, celle de l’IA affirme ses dimensions artificielles aux répercutions sociales, économiques et politiques immenses. Nous sommes au début d’une nouvelle ère que certain.es artistes se sont emprésé.es d’ingurgiter et de transformer afin de ne pas laisser la main au seul.es informaticien.nes. Cette volonté des artistes de se confronter aux révolutions techniques a souvent été la seule manière de préserver notre humanité depuis la nuit des temps. Comme le dit la co-commissaire de l’exposition Camille Langlois : « La gestion des flux d’information et leur traitement avec l’architecture des réseaux déplacent les frontières de l’art. »
Voyons maintenant comment les scientifiques-artistes ont pu et su inventer un nouveau monde de synthèse, basé sur les données et les calculs, et comment ils l’ont envisagé comme une extension artificielle de nos cerveaux organiques.
 ©Neurones, les intelligences simulées, collection Mutations/Créations, éditions HYX, 2020, Orléans.
L’intelligence des jeux, le cyber-zoo, les arbres …
Le premier axiome - L’intelligence des jeux - rend hommage à l’importance d’une activité souvent considérée comme secondaire. D’ailleurs le mot « jeu » vient du latin Jocus, littéralement « plaisanterie ». Pourtant, la richesse des combinaisons possibles, dans de nombreuses parties ludiques, montre à quel point ce domaine a donné des idées aux pionniers de l’informatique pour créer les bases des premiers ordinateurs ; et dernièrement, les chercheurs en sciences de l’informatique ont développé des machines capables de battre les humains aux jeux les plus combinatoires et exigeants intellectuellement.
Qui ne se souvient pas de Deep Blue ? L’ordinateur IBM battit Garry Kasparov en mai 1997.
Et il est difficile d’ignorer la victoire du programme AlphaGo (Google Deep Mind) sur Lee Sedol au jeu de Go, en mars 2016. Ces machines ont totalement consacrés l’IA comme prolongement irréversible de la conscience humaine.
 ©Neurones, les intelligences simulées, collection Mutations/Créations, éditions HYX, 2020, Orléans.
Le deuxième axiome - Cyber zoo - nous explique pourquoi les explorateurs de la cybernétique utilisent les meilleurs amis de l’homme (les animaux, bien entendu) pour éviter l’effet miroir de l’anthropomorphisme robotique. Dans cet axe de travail, nous y voyons les plus sérieux scientifiques s’amuser à téléguider ou tout simplement laisser vivre des machines aux formes animales susceptibles d’interagir avec leur environnement. En 1949, l’éminent penseur de la cybernétique Norbert Wiener crée une machine aux allures approximatives de mite et au doux nom de Palomilla. En 1951, le neurophysiologiste William Grey Walter construit les Tortues de Bristol : Elmer et Elsie, toutes les deux sont sensibles à la lumière. Renards, canards, coccinelles, souris, chiens, constitueront un bestiaire des plus joyeux. Mais comme l’analyse si bien Pierre Cassou-Noguès, dans son excellent essai si bien nommé « Pourquoi des tortues ? » (PP100-108), les reptiles à carapace l’emportent haut la main chez les pionniers de l’IA. Alors pourquoi les tortues ? Extrêmement bien argumentée, son hypothèse est de considérer le recours à la forme de la tortue pour les robots domestiques comme antidote à la bombe atomique de 1945. Pour le philosophe, les savants ont été tellement dévastés par leur technique de bombardement qu’ils ont voulu trouver refuge sous la carapace des inoffensives tortues.
 ©Neurones, les intelligences simulées, collection Mutations/Créations, éditions HYX, 2020, Orléans.
Le troisième axiome - Arbres, réseaux neuronaux - permet d’éclairer les analogies entre logiques mathématiques et ramifications des arbres. Après le règne animal, le monde du végétal a toujours inspiré les chercheurs en sciences de l’informatique. Depuis l’Antiquité, l’arbre fut convoqué pour représenter et classer les connaissances humaines. Les belles planches des pages 128 à 136 montrent la richesse plastique développée par les théoriciens sur cette thématique. Dans les pages 136-40, les schémas des réseaux neuronaux remplacent l’analogie simpliste des arbres. Ici, les arborescences informatiques renvoient davantage au concept de « Rhizome » (en botanique, le Chiendent par exemple) si cher aux philosophes Deleuze & Guattari (Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980). N’en déplaise au philosophe Daniel Parrochia, la figure du rhizome fonctionne à merveille avec les représentations du cerveau artificiel, entendre l’IA. Ce dernier ne partage pas cet avis et l’écrit dans son essai « Arborescences, graphes, réseaux, algorithmes » (PP 142-149). Non sans une pointe d’humour, il dit ceci : « La figure de l’arbre (racine, branches, feuilles) est d’ailleurs si répandue en Occident que certains philosophes sans sont émus. » (Référence à Deleuze & Guattari, bien sûr). « Pour peu (…), ils les auraient bien attaqués à la hache. (…) Du reste, pendant que les philosophes coupent les arbres, les mathématiciens et les biologistes les arrosent. » Néanmoins, un peu plus loin, il parle d’un arbre mathématique sans racine (le propre du rhizome), « et, lorsqu’il en a une, celle-ci n’est pas nécessairement placée à l’une de ses extrémités. » (une des caractéristiques du rhizome).
Dans la prochaine Chronique de l’Avant-Garde, il sera question des œuvres d’art contemporaines. Nous verrons comment elles renouvellent l’entendement et l’émotion de notre matière grise. Et nous imaginerons si la civilisation humaine peut envisager sereinement son avenir binaire.

Christophe Le Gac
©Neurones, les intelligences simulées, collection Mutations/Créations, éditions HYX, 2020, Orléans.
(1) A lire l’excellent livre du professeur au Collège de France Gérard Berry :
L’Hyperpuissance de l’informatique. Algorithmes, données, machines, réseaux (2017, éditions Odile Jacob).
(2) Citations extraites du texte « Court-circuit, les neurones psychédéliques », de Pascal Rousseau, page 120 dans le catalogue Neurones.
A noter la singulière conception du catalogue par les graphistes Elise Gay & Kévin Donnot
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