17 avril 2020
Un jour j’ai rencontré Béla Tarr … à Angers. Une rétrospective de six de ses films, en copies restaurées, furent montrés durant le Festival Premiers Plans dont la particularité est, comme son nom l’indique, de montrer des premiers films européens. Seule manifestation digne de ce nom dans cette ville moyenne, moyenne en tout d’ailleurs … Le cinéma est à l’honneur pendant dix jours, et la cité vit au rythme des rétrospectives, des rencontres et des multiples projections dans les différentes salles et lieux de vie angevins.
Un des chefs-d’œuvre du cinéaste hongrois, le si bien nommé long métrage (7h30) Le Tango de Satan est montré dans la même journée au cinéma d’art et d’essai Les 400 coups. Lieu incontournable de la cinéphilie angevine, ce cinéma a la particularité d’être, physiquement, un lieu public car séparé par une rue semi piétonne au nom de l’actrice française Jeanne Moreau (marraine du Festival). Divisé en deux donc, une partie du cinéma fut ouverte en 1982 dans l’ancien entrepôt des Galeries Lafayette puis en face, dans les années 2000, trois salles ont été construites ex-nihilo. Ce contexte offre l’opportunité aux spectateurs de se retrouver pour discuter du film projeté, fumer ou se bécoter avant ou après chaque séance, ou entre deux séances comme ce fut le cas avec Sátántangó et ses trois parties, avec cerise sur le gâteau, la présence du maître de Pécs.
Présent avant le début de la projection de la partie 1, il répondit à quelques questions très importantes pour rentrer dans son cinéma.
Dans la salle
Christophe Le Gac : Quelle place accordez-vous au montage dans le processus de création ?
Béla Tarr : Il n’y a pas de montage, voilà comment cela se passe… Tout d’abord, ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de montage, car un long réglage de plan comporte en soi du montage. Mais cela se passe dans la caméra et sur la scène, et pas sur une table de montage.
Christophe Le Gac : Dans vos films, les paysages semblent aussi importants que les personnages, comment travaillez-vous cette articulation ?
Béla Tarr : Tout lieu a un visage. Le lieu est un acteur principal, tout comme la musique et le rythme. Tout a une signification. Les lieux doivent donc être adéquats. Et l’espace qu’un homme parcourt est très important.
Christophe Le Gac : Le temps s’avère encore plus présent que l’espace dans vos films. Comment faites-vous pour dilater le temps à ce point ?
Béla Tarr : Faire des films, c’est comme faire la cuisine. C’est écrit dans la recette, mais celle-ci perd son importance au fur et à mesure. Beaucoup de choses se décident sur place. Je ressens sur le lieu de tournage si l’on doit retenir, attendre, accélérer. D’ailleurs, je n’ai jamais voulu faire un film, j’ai seulement voulu montrer ce que je voyais.
L’heure était venue de quitter la place. Nous sortîmes des 400 coups. Juste après avoir franchi la porte du cinéma, Boris, un de mes étudiants, nous interpelle et nous tend, à Béla Tarr et moi-même, une bouteille de sa boisson nationale : l’Unicum, liqueur épaisse et amère qui se boit cul-sec. Nous nous exécutons. Au milieu de la ruelle, la foule se disperse. Après une deuxième fiole, il est temps d’y aller : un débat nous attend à deux pas d’ici, dans la cultissime librairie Myriagone.
Dans la rue
La neige tombe. Des flocons commencent à marbrer le sol minéral des petites rues angevines. L’atmosphère venteuse et boueuse, au son d’une pluie battante, des 450 minutes du Tango de Satan contraste avec l’ambiance calme de la ruelle qui nous conduit à la librairie. Sous cette forêt de points blancs de plus en plus dense, le temps semble déterritorialisé. Tel un matériau isotrope, il emporte l’espace qui nous entoure dans une « image-lieu ».
Le petit groupe en compagnie de Béla Tarr marche d’un bon pas et ne dit mot. L’effet du Sátántangó (et du spiritueux) nous plonge dans la mesure et l’intériorité du temps. La rencontre qui s’annonce accentue cette volonté de faire silence. Cependant, le bruit sourd des chaussures s’engouffrant moelleusement dans la couche de neige, de plus en plus épaisse, accompagne la bande comme une ritournelle, et aide chacun à se préparer pour le débat. Ici, le temps, la musique et la marche sont à l’œuvre – comme souvent dans tout le cinéma de Béla Tarr.
Le petit groupe en compagnie de Béla Tarr marche d’un bon pas et ne dit mot. L’effet du Sátántangó (et du spiritueux) nous plonge dans la mesure et l’intériorité du temps. La rencontre qui s’annonce accentue cette volonté de faire silence. Cependant, le bruit sourd des chaussures s’engouffrant moelleusement dans la couche de neige, de plus en plus épaisse, accompagne la bande comme une ritournelle, et aide chacun à se préparer pour le débat. Ici, le temps, la musique et la marche sont à l’œuvre – comme souvent dans tout le cinéma de Béla Tarr.
Un plan-séquence des Harmonies Werckmeister (2001) vient à l’esprit. Dans la rue, de jour, Valuska, jeune facteur, et Monsieur Eszter, compositeur, marchent de profil. La caméra les cadre en plan rapproché poitrine. Un long travelling latéral suit leur déplacement au son de leurs pas et du tintement métallique de la gamelle, qu’Eszter tient de la main gauche, pendant que son autre main maintient son chapeau, car le vent fouette allègrement leurs visages et les cheveux hirsutes de Valuska. Ils longent des habitations de la ville aux fenêtres grillagées. Valuska est au premier plan, Eszter du côté des façades des bâtiments. Ils gardent le silence, engloutis dans leurs pensées. Pendant 1 minute 49, les deux protagonistes sont comme suspendus, hors-sol, dans une boucle temporelle sans début ni fin. Cette scène, tournée comme un grand point de suspension, joue un peu le rôle du « petit pan de mur jaune », détail de la Vue de Delft de Vermer qui obsède Bergotte, personnage de Proust dans À la Recherche du temps perdu. Ces murs clairs, en arrière-plan de Valuska et Eszter en train d’avancer tout en flottant, révèlent une vérité intérieure propre à nos deux marcheurs, et exposée aux regardeurs du film.
Dans la grisaille ambiante, ce bref moment de clarté permet de méditer sur les trois temps du Tango de Satan et de réfléchir sur l’essence de l’être. Béla Tarr incarne à merveille la pensée de Spinoza dans son Éthique : « C’est un défaut commun aux hommes que de confier aux autres leurs desseins. » Celles et ceux qui ont vu les Harmonies et Sátántangó comprendront.
Nous arrivons devant la librairie. Façade et intérieur sont dans des tons noirs, avec la nuit cotonneuse, nous sommes bien dans l’atmosphère d’un Béla Tarr. Le libraire nous accueille avec un large sourire. Andreas, pour ne pas le nommer, est un membre de la compagnie des libraires dont la vertu est de lire les livres qu’ils vendent. Son indépendance intellectuelle rivalise à la fois avec sa forte capacité à donner envie de les découvrir, et avec ses émotions littéraires. Véritable trésor, sa librairie vaut le détour.
Gilles Deleuze et Jacques Rancière sont déjà là, ils viennent nous rejoindre. Nous nous installons tous autour d’une table ronde.
Gilles Deleuze et Jacques Rancière sont déjà là, ils viennent nous rejoindre. Nous nous installons tous autour d’une table ronde.
Dans la librairie
Je suis tellement heureux d’être le modérateur de cette table-ronde historique. Rendez-vous compte : sur ma gauche, Béla Tarr, avec sur son aile gauche, son interprète-traductrice, Marguerite Capelle, suivie d’Ágnes Hranitzky, compagne de Béla et co-réalisatrice de ses films depuis plus de trente ans, à ses côtés, l’écrivain László Krasznahorkai, co-scénariste des cinq derniers films de Béla Tarr, la traductrice de ses romans aux éditions Cambourakis l’accompagne, et sur ma droite, en guest-star, Gilles Deleuze, suivi de Jacques Rancière, exégète de Béla Tarr.
Une première question est posée :
Jacques Rancière : Pourquoi semblez-vous autant haïr les histoires ?
Béla Tarr : Je déteste les histoires, puisque les histoires font croire qu’il s’est passé quelque chose. Or il ne se passe rien : on fuit une situation pour une autre. De nos jours, il n’y a que des situations, toutes les histoires sont dépassées. Il ne reste que le temps. La seule chose qui soit réelle, c’est probablement le temps (4).
Gilles Deleuze : Là, vous êtes complètement chez Proust. J’ai bien noté dans vos films ce travail autour de l’« image-temps ». Dans les Harmonies Werckmeister, c’est flagrant. Dans Damnation (2005) et le Tango de Satan, nous sommes dans une image presque pure du temps. Dans vos films, nous sommes intérieurs au temps. C’est très clair dans le plan-séquence d’introduction de Damnation, avec ce long zoom arrière, du dehors au dedans – Jacques en parle très bien dans son livre –, de nouveau dans l’ouverture des Harmonies, quand Valuska rejoue la cosmogonie autour du soleil. Comme chez Proust, et comme chez Bergson avant lui, dans l’intériorité du temps, vous occupez une position démesurée. À l’intérieur du temps, d’une certaine manière, vous êtes sublimes. Si vous êtes bêtes, vous êtes sublimement bêtes ; si vous êtes laids, vous êtes sublimement laids. Dans votre cinéma, les trois dimensions du temps de chez Proust coexistent, à savoir le temps perdu, le temps retrouvé et l’intériorité du temps, et ce dernier n’a pas de privilège. Il se définit par cette démesure. Mais vous marchez comme sur des échasses, d’où, tout d’un coup, vous pouvez tomber, et c’est la mort (5).
László Krasznahorkai : Moi qui ai appris le latin dans ma jeunesse et lu l’Éthique de Spinoza, dans le texte comme on dit, je dirais que Béla cherche, comme le philosophe de Rijnsburg, notre degré de puissance – l’essence de l’être –, peu importe le prix à payer, et il l’a payé ce tailleur de lentilles pour lunettes. « Nous sommes sans arrêt modifiés par le monde extérieur », disait-il. Et dans son livre III, « De l’origine et de la nature des affects », dans sa Proposition 7, de mémoire, Spinoza donne une définition essentielle de son « conatus » comme antidote à la tristesse, et comme quête du bonheur, malgré la dureté du monde : « L’effort d’exister, autrement dit, de persévérer dans l’être, constitue l’essence intime de chaque chose. »
Christophe Le Gac : Une dernière question Monsieur Béla Tarr. Je trouve que la dilatation du temps mise en œuvre dans vos films, votre façon de cadrer les « gueules » de vos personnages, le choix de tourner, par exemple dans Sátántangó, dans les prairies hongroises, le fait de travailler avec le même compositeur, que les sons soient créés avant ou après le tournage, et qu’ils soient diffusés pendant certaines prises de vue, toutes ces caractéristiques me rappellent l’œuvre de Sergio Leone. Qu’en pensez-vous ?
Béla Tarr : Hum… C’est votre point de vue. Je ne sais pas. Nous sommes certainement tous les deux des formalistes matérialistes. Sur la musique, si mon compositeur Mihály Víg était avec nous ce soir, il pourrait vous répondre. Je dirais qu’il joue juste le même rôle qu’Ennio Morricone. Sans lui, sans mes actrices et mes acteurs, sans toute mon équipe qui me suit depuis trente ans, pas de films, c’est tout.
Sur ce, la rencontre se termine. Un dernier Unicum nous attend, pour la route.
Christophe Le Gac
PS : Vous l’aurez compris, rien de tout cela ne s’est passé, hélas (sauf la rétrospective Béla Tarr). Depuis le début, nous sommes dans l’évocation d’un scénario de court métrage imaginé comme ayant été tourné pendant le 32e festival Premiers Plans d’Angers, du 17 au 26 janvier 2020. Ce film, Béla Tarr ou l’image-temps au service d’une éthique de l’homme, vient conclure un travail pensé pour une présentation de l’œuvre du cinéaste hongrois dans le cadre d’un cours magistral de théorie sur l’art, « Arcinéhi ou la fabrique de l’image ».