1 août 2019
Roman Signer, Gymnastikball, 2019 © Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain
Un jour j’ai rencontré Roman Signer sur la Loire. Carte blanche à Roman Signer, Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain. Du 6 juillet au 6 novembre 2019.
Dans ce Point de vue, décalé, Christophe Le Gac raconte sa rencontre, en kayac, avec Roman Signer : au fil de l’eau, des anecdotes surprenantes ; à la fin, une « action-sculpture », avec drone, pour capturer le présent.
Un jour j’ai rencontré Roman Signer sur la Loire. Chacun installé dans son kayak, côte à côte, nous avons descendu un tronçon du fleuve. Aux alentours de la confluence de la Vienne et de la Loire, portés par le courant, à l’écoute de l’eau et des courants d’air qui se glissent entre les arbres sur berges, nous étions littéralement dans une carte postale. Ce paysage bucolique ne nous empêcha nullement d’oublier pourquoi nous étions là : discuter de ses recherches plastiques. Au contraire, un tel site renvoie pleinement aux différents contextes dans lesquels les nombreuses « sculptures émotionnelles » de Roman Signer sont exécutées. L’eau, l’air, un cadre « naturel » et le kayak constituent, avec le feu et plusieurs objets du quotidien, ses médiums de prédilection. Le bidon, le ventilateur, le parapluie, une paire de bottes, un saut, du papier, une chaise, une table (souvent en bois), et plus récemment un drone, appartiennent au monde de l’artiste de St. Gallen.
Au moment où le niveau de l’eau nous a fait tutoyer les bancs de sable, Roman commença à m’expliquer sa passion des artefacts. Le design et la dimension plastique des objets engendrés par la modernité matérialiste du 20e siècle lui conviennent à merveille. Leur production en grande quantité, leur identification en un clin d’œil et leur fabrication rapide — le taylorisme, en somme — permettent d’évacuer toutes les questions propres à la sculpture historique : la taille, le dessin, le modelé, etc. Cette nouvelle condition de pratiquer la sculpture lui a ouvert de nouvelles perspectives, notamment la possibilité de se concentrer sur l’action de manipuler ces objets dans un espace-temps prédéfini, et en premier lieu, d’en éprouver le temps présent. Cette quête impossible, à savoir figer le présent, reste le grand problème à résoudre pour Roman Signer.
Signaux de fumée
À deux doigts d’être stoppés par le limon, je lui rappelais ses débuts comme dessinateur technique chez Oskar Hansen, le moderne polonais inventeur de la forme ouverte en architecture, critique du rôle de « l’architecte super-spécialiste », bien que revendiquant celui d’« architecte-artiste ». Roman me confia avoir préféré travailler chez Jacques Couëlle. Chef de file du mouvement de « l’architecture-sculpture », artisan des fameuses maisons bulles, l’architecte français prônait les courbes contre les angles droits du mouvement moderne. Il se souvient des bons moments passés avec cet homme opposé à la ville et défenseur d’une architecture environnementale. Au sortir d’une maladie, Roman décida de devenir artiste pour la vie. Il gardera de ses expériences l’envie de travailler dans différents paysages et la volonté de déconstruire les valeurs modernes, notamment par une utilisation récurrente de l’explosion et de sa résultante, la fumée.
Nous repartons après une énergique impulsion sur le fond plat du fleuve avec notre pagaie, et nous laissons glisser nos embarcations tout en contemplant les berges arborées de la rive droite du fleuve. Roman se rappelle la lecture du roman éducatif petit-bourgeois Der Nachsommer, 1857 (l’Arrière-saison, Gallimard, 2000), de l’auteur Adalbert Stifter. Dans ce classique de la littérature autrichienne, une histoire d’amour sert de cadre à la mise en place d’un roman initiatique. Cette narration intéresse moyennement notre artiste suisse. En revanche, la description détaillée et attentionnée des relations entre les humains, la nature et l’art l’interpelle. Il me relate un fait presque anecdotique dans le récit mais ô combien fondateur pour son œuvre. Deux protagonistes de l’intrigue se voient obligés de communiquer entre eux par l’intermédiaire de signaux de fumée car ils habitent chacun sur une montagne. Pour Roman Signer, ce fait romanesque explique sa fascination pour la création de fumée.
Roman Signer, Aktion vor der Orangerie, 1987, Documenta 8, Cassel © documenta Archiv / Gerhard Vaupel
Feuilles de papier
Étonnamment, la carène de nos embarcations laisse filtrer l’eau, résultat : nous nous retrouvons avec le cul trempé. Cette situation nous oblige à accélérer la dérive. Tout proche du quai d’accostage, face à l’imposant château de Montsoreau, Roman me parle d’un autre fait très important pour comprendre sa démarche, et à quel point existe une dimension politique sous-jacente à toute son œuvre. Un jour, en Pologne communiste, il marchait tranquillement, quand tout à coup, il voit un jeune homme balancer des dizaines de feuilles blanches au format A4 dans une rue très passante. Campé sur le trottoir d’en face, pour comprendre ce qui se passe, Roman voit un flic débarquer et interpeller le garçon. Ce dernier ne se démonte pas et lui fait remarquer qu’aucun message contestataire ne figure sur les pages. L’agent lui rétorque que ses intentions et son action dans l’espace public ont une portée nettement plus grande que n’importe quel contenu imprimé. Roman Signer gardera de l’observation de cette aventure le goût pour les interventions à risque mais calculé. Vient à l’esprit l’un de ses chefs-d’œuvre : Aktion mit Papierblättern (Action avec des feuilles de papier). Invité à la Documenta 8 de Cassel (1987), il érigea une longue ligne de feuilles de papier qu’il fit sauter, avec, en arrière-plan, l’ancien palais royal Fridericianum. L’impact sur la foule marqua durablement cette édition. Comment ne pas comprendre cette œuvre comme un écho à l’épisode polonais ?
Une fois nos kayaks arrimés au quai de la jetée, nous avons vraiment froid aux fesses, tellement elles sont humides. Heureusement, il fait beau en ce début juillet 2019, nous allons sécher rapidement. Nous décidâmes de remonter vers l’entrée du Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain, et c’est à ce moment-là que nous croisâmes Philippe Méaille, responsable du musée et plus grand collectionneur du collectif anglais Art & Language. Sa collection se trouve en dépôt dans le château. Je lui demande en quoi consiste la carte blanche offerte à Roman. Il souligne l’importance du travail photographique en noir et blanc exposé au second étage. Et surtout l’« action-sculpture » qui aura lieu demain, jour du vernissage.
Roman Signer, Gymnastikball, 2019 © Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain
Samedi 6 juillet, 19h, Gymnastikball
Le public est convié à se mettre aux fenêtres du château, côté Loire, et à regarder attentivement rive droite. Roman Signer s’y dirige en traversant le fleuve sur une gabare à moteur. Une fois sur le banc de sable, lui et son assistant Thomas installent près de l’eau un bidon bleu foncé, style baril de pétrole et y enfoncent légèrement un ballon « yoga » bleu clair en caoutchouc PVC. Au sommet de celui-ci, ils posent un drone blanc. Tout doucement ils reculent et déclenchent, à l’aide d’un détonateur électrique, une charge explosive constituée de poudre noire suisse. La déflagration engendre une grande fumée. Par morceaux, cette nuée blanche se détache sur un fond d’arbres et comble l’assistance mise sous pression par l’attente. Pour Roman Signer, cette attente et tout le protocole nécessaire à l’exécution de cette manœuvre — avant, pendant et après l’instant de l’explosion — font sculpture. « La tentative est en elle-même une sculpture », dit-il. Ce moment d’émotion procuré par l’événement est la clé du problème : est-il possible de capturer le présent ? Le concept de « sculpture émotionnelle » en est une réponse possible.
 
Christophe Le Gac
Roman Signer, Gymnastikball, 2019 © Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain
Back to Top