21 avril 2020
A l’heure des 150 ans de la naissance du collectionneur Calouste Gulbenkian et du cinquantenaire de l’ouverture de son musée à Lisbonne, la directrice Penelope Curtis a regroupé des fragments de mise en espace d’œuvres par des architectes précurseurs de la scénographie d’après-guerre 1945 : Franco Albini & Franca Helg, Carlo Scarpa, Lina Bo Bardi, Alison & Peter Smithson, et Aldo van Eyck. Cette exposition met en valeur l’importance de la scénographie d’architecte à l’heure du manque criant d’originalité dans ce domaine.
Les architectes et la scénographie
Les architectes revendiquent souvent leur art comme total. Avec leurs complices artistes modernes, ils inventèrent l’art de la mise en scène d’expositions. Dans le catalogue de l’exposition Art on Display (1) est reproduit un dessin perspective d’une des scénographies les plus expérimentales du XXe siècle : Field of Vision (1930) d’Herbert Bayer. Dédiée à la présentation de vues d’architecture et réalisée pour l’Exposition internationale des Arts Décoratifs, cette scénographie brisa les conventions d’accrochage par un jeu savant d’inclinaison des images réparties dans la salle d’exposition, du sol au plafond. En rupture avec l’horizontalité propre à la majorité des accrochages des tableaux, le graphiste de l’espace Bayer ouvrit la voie. Les architectes Albini & Helg, Scarpa, van Eyck, les Smithson et Bo Bardi s’y engouffrèrent. Sous le nom de « Case studies », des digests de leurs réalisations de scénographies ont été réactivés sous forme d’une compilation dans le Musée Gulbenkian.
Désacralisation de la cimaise et du cadre
Visiter Art on Display revient à parcourir l’histoire d’une muséographie radicale. La première « Case study », installée à l’entrée de l’exposition, n’est autre que celle d’Albini, le conseiller particulier de la Fondation dans les années 1950-60 (2). Avec l’architecte Franca Helg, ils redessinèrent les Palazzi Bianco et Rosso (Gênes, 1951-62) en musées. Ils enlevèrent certains cadres et fixèrent les tableaux sur des tubes métalliques enfoncés dans des chapiteaux antiques posés au sol de manière espacée. Le plus insolite s’incarne dans l’invention d’une structure dont le spectateur peut faire pivoter la peinture pour l’amener au plus près de son corps, une révolution ! Avec bonheur, ces deux dispositifs sont praticables à Lisbonne.
Leur concept est d’offrir aux visiteurs, non pas une accumulation de pièces, mais une mise en espace des œuvres. Celles-ci doivent s’hybrider avec l’architecture d’intérieur ; l’espace prend le pas sur la surface.
Dans la « Case study » suivante - un échantillon du Musée vénitien Correr conçu par Carlo Scarpa - une peinture posée sur un chevalet, placée dans un angle de la salle est éclairée par une belle lumière naturelle. Cette disposition confère à l’ensemble un air d’atelier, comme si l’artiste s’était absenté un court instant.
Non loin, un mur en parpaings tout en courbe rejoue un extrait d’une exposition de sculptures dessinée par l’architecte hollandais Aldo van Eyck, dans le Sonsbeek Park d’Arnhem (1965-66).
Un autre fragment de cette scénographie tient lieu de pavillon éphémère à l’extérieur du Gulbenkian, au pied de l’entrée principale du musée. Les œuvres de Brancusi, Arp et autres Modernes y prennent la lumière avec extase. Une version rock’n roll poursuit la compilation des « Case studies » les plus expérimentales de la muséographie. Il s’agit du dispositif de diffusion des Smithson pour l’exposition Painting and Sculpture of a Decade ’54-’64, montée dans la Tate Gallery en 1964. Des cimaises posées en quinconce sont surmontées par des spots reliés les uns aux autres par une tuyauterie métallique très visible. Cet ensemble forme le squelette d’une architecture-installation complètement autonome.
Pour finir cette exposition d’expositions, le point d’orgue : la présentation de la collection du MASP de Sao Paulo (1968) par l’architecte Lina Bo Bardi. Tout amateur d’art connaît cette image où des tableaux de « maîtres » de la peinture mondiale sont fixés individuellement sur des chevalets constitués d’une plaque de verre enchâssée dans un pied en béton armé. Telle une armée de peintures, cette division d’œuvres flotte dans un espace aérien, sans poteaux ni murs. Prémonitoire, cette dématérialisation à l’œuvre anticipe-t-elle l’avènement des musées virtuels de plus en plus présents sur le net ? A Lisbonne, cette « Case study » trouble la vue du visiteur. Ce groupe de toiles planant dans l’espace provoque le sentiment d’être devant un tour de magie. Le spectateur est comme envouté par les œuvres. Les peintures semblent nous dire : « Il nous faut un nouveau lieu pour exister. Nous sommes à l’étroit ici. »
Perspectives
Dans un texte programmatique, la conservatrice du Gulbenkian exprime la même volonté : « Les voix de la contemporanéité nous invitent à explorer de nouvelles façons de penser les lieux que nous habitons et leurs modes de représentation. Dans ce contexte, la vie de Calouste Gulbenkian, une figure internationale sans domicile fixe, est un modèle d’une grande richesse. » Ne serait-ce pas une incitation à créer un module du musée voyageur ? Espérons qu’elle soit entendue. Les architectes sans échelle, tel un Didier Faustino ou les Traumnovelle, par exemple, seraient en mesure de répondre facilement à ce genre de commande.
Christophe Le Gac
(1) Art on Display - Albini & Helg, Bo Bardi, Van Eyck, Smithsons, Scarpa, collectif, éditions Calouste Gulbenkian Foundation, Lisbonne, 2019.
(2) Après la mort de Gulbenkian (1955), la Fondation-Musée s’installe dans le parc Santa Gertrudes et ouvre fin 1969. Maria José de Mendonça en fut la première directrice. En accord avec les conseillers en muséographie du Gulbenkian - Albini et Rivière (un des pionniers de l’ICOM) -, la conservatrice invente un parcours labyrinthe, à l’image de l’hôtel particulier parisien du milliardaire, dans lequel sa collection était exposée à de rares privilégiés.
Art on Display 1949-69, Calouste Gulbenkian Museum
Commissariat : Penelope Curtis (Gulbenkian) et Dirk van den Heuvel (Het Nieuwe)
Lisbonne : Jusqu’au 2 mars 2020 - Rotterdam : au Het Nieuwe Institut, à partir d’Avril 2020